Perdre de vue
Jean Bertrand PONTALIS - 1999
« … L’axiome qui ouvre la Confession créatrice de Klee est fameux. Il est aussi inépuisable. Il ne dit pas seulement – ce sur quoi se ferait aisément l’accord – que le peintre, et en ce sens nous sommes tous peintres, ne se propose pas la reproduction de ce qui lui est déjà offert. Il ne dit pas non plus que la représentation nous fait voir plus (comme certaines photographies, par exemple, qui permettent d’identifier des détails insoupçonnés) ou voir autre chose. Il dit une vérité beaucoup plus forte et paradoxale car elle touche au paradoxe de toute vision qui est que la perte de vue est déjà préfigurée en elle, inhérente à son destin. L’observation nous enseigne qu’on peut, qu’on doit apprendre à voir. La peinture et le rêve nous enseignent l’inverse : qu’il faut désapprendre à voir pour que l’horizon de la chose, ses lointains, se donne à voir dans son immédiateté, pour que l’invisible apparaisse, à travers le visible. Rendre visible, dit Klee, donc nous l’avions perdu, ce que nous pensions avoir devant nous. Peut-être même ne l’avions-nous jamais eu, jamais vu, jamais vu naître. La vision du peintre, le transfert dans l’analyse donneraient un lieu à cela. La vision comme perte de vue, n’est-ce pas aussi ce qu’illustrent les mythes grecs – nos mythes -, celui de l’aveugle voyant, voyant ce que la vue cache dans l’évidence sensible, ou du cyclope doté non d’un œil en moins mais d’un œil en trop ? Le cyclope est aussi pour les humains qui n’ont que deux yeux le dieu de la foudre (qui tue). »